Association des Écoles d’Études Politiques du Conseil de l’Europe

Retour à l’accueil
 

« L’Europe unie en danger »

Par Mikhail Minakov

Président de la Fondation pour une politique de qualité (Kiev) et Maître assistant au Département de Philosophie et de Religion à l’Université nationale ukrainienne « Académie Kiev-Mohyla ». Mikhail Minakov est l’auteur de trois ouvrages et d’une cinquantaine d’articles analytiques sur la politique, la culture, la philosophie et l’histoire. Il est un ancien élève de l’Ecole de Moscou (2010) et de l’Ecole Ukrainienne (2006).


L’idée d’une Europe unie est à nouveau menacée. Le risque provient aujourd’hui du renforcement des autoritarismes post-soviétiques et des liens d’amitié qu’ils tissent avec des partis ultra-conservateurs dans des pays membres de l’UE.

Les sociétés fragmentées et les oligarchies autodestructrices issues de l’ex-Union soviétique ont fourni un environnement propice au développement d’un corporatisme d’Etat avec des dirigeants autoritaires. Les ressources de l’Est s’unissent aujourd’hui pour créer une alternative ultra-conservatrice à une Europe moderne et fondée sur l’état de droit. Cette tendance représente une menace pour l’ensemble de l’espace européen : tant pour les nouvelles nations d’Europe de l’est que pour les démocraties plus anciennement établies.

Avec la chute des régimes communistes d’Europe centrale et orientale, l’idée d’une Europe unie de Dublin à Vladivostok a une chance de devenir réalité. La modernisation post-communiste a néanmoins engendré des résultats ambivalents. D’une part, l’importante mutation de 1989-1991 a fourni aux pays de l’ancien bloc de l’est l’occasion de consolider leur Etat sur la base de libertés politiques et économiques. D’autre part, en l’absence d’institutions démocratiques efficaces, ces libertés ont donné lieu à des abus de la part des ennemis de la démocratie.

Pendant longtemps, les ennemis de la démocratie n’ont pas été perçus comme une réelle menace pour les orientations générales de l’évolution du projet européen. Dans les années 1990, les pays d’Europe centrale et les pays baltes ont accompli un grand pas en avant vers la démocratie institutionnalisée. Au début des années 2000, les nations des Balkans ont commencé à être confrontées à des régimes nationalistes. Les “révolutions colorées” post-soviétiques ont apporté un espoir de démocratie en Géorgie, en Ukraine et au Kirghizistan, ainsi que chez leurs voisins. Il a même semblé que la démocratisation de la Grande Europe ne pourrait pas être arrêtée.

Mais avec les crises économiques mondiales de 2008, les nouvelles démocraties de l’est se sont avérées trop vulnérables aux réactions antidémocratiques. Les régimes autoritaires ont fini par avoir raison des tendances régionales vers la démocratisation. Les révolutions colorées, quant à elles, ont échoué, leurs leaders ayant mis fin à leur engagement dans leur parti politique. Les gagnants ont tombé leurs masques démocratiques et leur rhétorique de modernisation et ont présenté un nouveau programme d’idéologie néo-traditionaliste surfant sur l’intolérance, le collectivisme et le cléricalisme.

Dans le même temps, en Europe occidentale, la crise a également favorisé le conservatisme radical. Cette tendance comporte une propagande anti-Européenne moins ouverte, mais est néanmoins plus ouverte aux valeurs du Kremlin et de ses alliés.

En temps de crise socio-économique, le conservatisme est une réponse naturelle et légitime aux questions sociales et économiques difficiles. D’une certaine façon, cela permet de rétablir les équilibres dans les sociétés confrontées à des mutations rapides. Dans la compétition dialectique et la coopération avec le libéralisme et la sociale démocratie, le conservatisme est un élément nécessaire du système politique contemporain.

Cependant, l’Europe ultra-conservatrice se pose également en concurrente du conservatisme. Elle est fondée sur des valeurs qui célèbrent la tradition mais qui servent d’alibi à la violation des droits de l’homme, au mépris de la tolérance, et des institutions démocratiques. En érigeant la “tradition locale” en idéologie du pouvoir autoritaire, les ultra-conservateurs revendiquent la supériorité de la tradition sur les droits individuels et proposent des idéologies prônant la “démocratie souveraine”.

L’Europe orientale est aujourd’hui un laboratoire pour les régimes ultra-conservateurs. Ces régimes partagent les mêmes modèles de structure institutionnelle de la politique et de l’économie. Testé au Belarus et au Turkménistan, le modèle de “pouvoir vertical” est parvenu à passer outre à la séparation des pouvoirs et a établi un pouvoir autoritaire incontesté. Le “pouvoir vertical” fusionne les systèmes législatif et judiciaire avec le pouvoir exécutif et soumet l’auto gouvernance locale au gouvernement central.

La concentration du contrôle sur l’accès aux ressources principales d’une part est possible si les organisations de la société civile et le secteur privé sont réduits au silence. Les régimes ultra-conservateurs monopolisent le contrôle sur les sources de financement des organisations civiles et des mass médias. Dans le même temps, les acteurs principaux du secteur privé sont contrôlés et les sources de soutien sont interdites. Après quoi, les régimes organisent des élections qui sont des rituels théâtralisés d’autolégitimation ; les tribunaux font preuve d’une obéissance permanente et les parlements entérinent sans discussion les décrets gouvernementaux.

Ces régimes politiques vont de pair avec une détérioration du marché libre et du pluralisme de la vie économique. Peu à peu, les petites et moyennes entreprises sont marginalisées alors que les entreprises d’Etat prennent le contrôle de la plupart des ressources nationales.

De manière générale, les régimes ultra-conservateurs promeuvent la “dé-modernisation” de la vie politique, sociale, économique et culturelle. Ce modèle de “dé-modernisation” est mis en œuvre avec succès en Russie, au Kazakhstan, en Arménie et en Azerbaïdjan.

Le succès de ce modèle résulte de la coopération et du soutien mutuel entre régimes. Les projets postsoviétiques d’intégration ont été inefficaces sur tous les plans sauf sur un point : les élites au pouvoir ont toujours été capables de trouver des possibilités de renforcer mutuellement leurs pouvoirs respectifs. C’est particulièrement clair en Ukraine, où le soutien financier de la Russie au régime de Yanukovich a permis l’émergence des institutions anti-démocratiques les plus efficaces.

La situation actuelle en Ukraine fournit à l’Europe unie l’occasion de réajuster le développement régional et d’affaiblir l’approche ultraconservatrice. Les millions de manifestants ukrainiens ont besoin du soutien des voisins proches et éloignés pour inverser l’impulsion anti-démocratique et rendre l’idée européenne plus forte et plus efficace dans sa promotion des droits et des libertés.

Le danger est déjà là, dans notre Maison européenne. Les forces démocratiques doivent prendre le risque de travailler de concert pour réunir l’Europe, pour en faire une région plus intégrée et plus démocratique.
 

Janvier 2014.

 
 
Rejoignez nous sur facebook !
Rejoignez nous sur twitter !