en sont la démocratie et les droits de l’homme dans l’Europe d’aujourd’hui ?

Lalumière
Par Catherine Lalumière
Présidente de l’Association des écoles d’études politiques
20 juin 2014, discours donné pendant la première rencontre internationale des anciens élèves des Ecoles d’études politiques, Strasbourg

I – Où en sont la démocratie et les droits de l’homme dans l’Europe d’aujourd’hui ?

Cette question mérite d’être posée en ces termes car l’Europe, la Grande Europe, est traversée aujourd’hui par le doute, les interrogations et les européens, de l’Ouest comme de l’Est, ressentent un véritable malaise.

 

 

L’atmosphère n’est plus celle qui régnait juste après la chute du Mur de Berlin en 1989, lorsque le Conseil de l’Europe s’est ouvert aux pays d’Europe centrale et orientale. Ce Conseil qui nous accueille aujourd’hui et auquel – vous le savez – je suis personnellement très attachée.

A cette époque la démocratie, les droits de l’homme et autres valeurs humanistes semblaient susciter l’adhésion de tous et même un certain enthousiasme. Aujourd’hui, ce n’est plus tout à fait la même chose.

A l’Est, l’affaire de la Géorgie, de l’Abkhazie et de l’Ossétie, puis, en ce moment, l’affaire de l’Ukraine ont suscité et suscitent de très vives inquiétudes. Que veulent ces pays, que veulent ces peuples, que veut la Fédération de Russie et en particulier que veut son charismatique Président Vladimir Poutine ? La situation inquiète.

Mais à l’Ouest dans l’Union européenne, le climat n’est pas non plus parfaitement stable et rassurant : la montée des nationalismes est l’un des résultats inquiétants des récentes élections européennes du 25 mai. Certes les raisons de la résurgence de ces nationalismes sont différentes selon les pays : le Royaume-Uni n’est pas le Danemark qui n’est pas la Hongrie, la Grèce ou la France… Mais le résultat est là : l’esprit européen, fait de réconciliation, de solidarité, de volonté de vivre ensemble dans la paix, semble s’affaiblir au profit d’un retour à l’égoïsme national et au repli sur soi. Or, il ne faut pas oublier cette phrase que prononça le Président François Mitterrand dans le dernier discours qu’il fit, en 1995, devant les parlementaires européens, après avoir rappelé pourquoi l’on s’était lancé, après 1945, dans cette construction européenne : « Mesdames et Messieurs les députés, n’oubliez jamais que le nationalisme c’est la guerre… »

Aimer son pays, c’est normal, c’est bien. Mais le nationalisme c’est autre chose… c’est une déformation. Ce n’est plus seulement l’amour de son pays, c’est le mépris, voire la haine des autres, jusqu’à la violence, jusqu’à la guerre…

En définitive, en ce moment, l’Europe et ses valeurs ne sont pas en très bonne santé. Et ceci est d’autant plus préoccupant que, dans la période actuelle, le monde bouge beaucoup : l’émergence rapide et spectaculaire de certains pays (Chine, Inde, Brésil, le Continent africain), le phénomène de la mondialisation, c’est-à-dire la multiplication des échanges commerciaux comme des échanges intellectuels et culturels grâce aux nouvelles techniques de communication (internet et autres), tout cela, qui par certains côtés constitue un progrès, déstabilise l’Europe et les pays qui la composent. Je parle évidemment de l’Union européenne, mais surtout je parle de la Grande Europe, celle des 47 membres du Conseil de l’Europe qui possède sur son territoire des zones particulièrement fragiles : les Balkans, les Pays du Caucase, l’Ukraine et ses voisins de Biélorussie ou de Moldavie (pensons à la Transnitrie), etc…

En fait, partout dans la Grande Europe, il y a des marques d’instabilité qui peuvent dégénérer en véritables conflits. Et ces conflits peuvent échapper aux dirigeants politiques eux-mêmes et devenir le jeu de chefs de guerre voire de mafias, conduisant finalement à la barbarie.

Partout, il y a résurgence des nationalismes.

Partout, il y a risque de voir affaiblies les valeurs démocratiques et humanistes qui sont le socle de la « Maison commune européenne ». La Maison dont parlait en son temps Mikhaïl Gorbatchev, lorsque je le reçus, le 6 juillet 1989, au Conseil de l’Europe, ici même à Strasbourg. Il y a 25 ans.
 

II – Alors que faire ?

Que faire si l’on veut que soient correctement respectées ces valeurs démocratiques et humanistes, ces valeurs auxquelles tous les pays membres du Conseil de l’Europe ont adhéré lorsqu’ils ont signé la Convention européenne des droits de l’Homme ; mais que faire si, en même temps, on veut éviter l’angélisme, la naïveté et l’échec face à la « Realpolitik ».

A priori, au premier abord : la Realpolitik est le pot de fer et les valeurs démocratiques sont le pot de terre. Elles seront écrasées.

C’est probablement l’analyse que font de nombreux dirigeants dans le monde et notamment ceux – je pense à la Russie – qui ont connu un passé apparemment glorieux à l’époque de l’URSS et qui peuvent avoir l’impression d’avoir perdu de leur puissance. C’est le cas de la Russie mais aussi, d’une certaine manière, celui de l’Angleterre ou de la France qui ont parfois la nostalgie de leur ancien Empire colonial et de leur ancienne influence dans le monde.

La résurgence actuelle des nationalismes et des populismes dans ces deux pays, confirme ce point de vue, même s’il y a aussi d’autres causes à cette résurgence.

Dans ces conditions, la première chose à faire, me semble-t-il, est de tenter de distinguer ce qui relève de la géopolitique et ce qui relève de la philosophie politique qui définit la nature du régime gouvernant un pays à un moment donné. Et c’est en trouvant un juste équilibre entre les deux que l’on évitera les catastrophes.

Au niveau de la géopolitique et au niveau de la politique internationale, de la « grande » politique internationale, la place et le rôle de la Nation ou de l’Etat sont incontournables. On peut comprendre la volonté d’un gouvernement de protéger son territoire, de protéger ses ressortissants ou même, par extension, de protéger ceux qui étaient ses citoyens dans un proche passé et officiellement ne le sont plus, ceux qui parlent la même langue, ont la même culture. Je pense aux minorités russes qui vivent dans les pays qui entourent la Fédération de Russie. Ainsi, on peut comprendre que la Russie ait été choquée de la maladresse avec laquelle l’Union européenne a entamé des négociations avec l’Ukraine dans le but de conclure avec elle un Accord d’association, sans en parler officiellement avec la Russie et sans discuter d’un accord semblable avec la Russie.

Je parle de maladresse européenne car il est évident que l’on ne peut valablement traiter de l’Ukraine et avec l’Ukraine sans associer d’une manière ou d’une autre la Russie ; cela tient au fait que l’histoire de la Russie et celle de l’Ukraine sont étroitement liées et que ces deux pays, désormais, devront étroitement collaborer car il y va de leurs intérêts économiques et politiques. L’Union européenne aurait dû s’en souvenir.

Pour autant la maladresse européenne qui pouvait justifier la colère de la Russie n’autorisait pas cette dernière à utiliser n’importe quels moyens d’action, notamment ceux violant ouvertement la Convention européenne des droits de l’Homme, par exemple, l’usage de la force policière ou militaire. Par ailleurs, était même discutable l’utilisation du principe du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».

Certes, ce principe démocratique est reconnu par le Droit, très précisément par l’Art. 1er de la Charte des Nations Unies de 1945 ainsi que par d’autres textes, par exemple l’Art. 55 de la Charte, ainsi que par d’autres textes ultérieurs.

Mais ce principe, évidemment très important est contrebalancé par les principes de « l’intégrité territoriale » et de « l’intangibilité des frontières ». Ce deuxième principe n’a pas la force juridique du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » mais c’est un principe de sagesse politique. Toucher aux frontières est un exercice extrêmement délicat. Et si l’on veut la paix, il ne faut le faire que par la négociation et le compromis.

De ce point de vue, la manière dont fut décidé le retour de la Crimée à la Russie n’est pas un modèle ; de la même façon, la décision inverse de Nikita Kroutchev, en 1974, n’était pas non plus un modèle.

Les européens, tous les européens de l’Est comme de l’Ouest, doivent se rappeler que les innombrables guerres qui ont caractérisé leur histoire sont souvent nées de problèmes de frontières mal gérés et mal maîtrisés. Ainsi, les redécoupages auxquels on a procédé après la Première guerre mondiale par les Traités de Versailles (1919) et de Trianon (1920) ont été une catastrophe d’où est sortie, en grande partie, la Seconde guerre mondiale et les problèmes de minorités nationales encore mal résolus (pensons à la nation hongroise morcelée et aux minorités hongroises rattachées aux pays voisins de la Hongrie par le Traité de Trianon…). !

Des remarques précédents, il résulte que, dans les relations internationales, on peut et même parfois on doit tenir compte de l’histoire, des rapports de force qui existent, des intérêts finalement légitimes des pays ; bref, on doit avoir une vision globale et géopolitique qui peut conduire à comprendre les souhaits, voire les décisions – disons autoritaires – d’un dirigeant à un moment donné. Et ceci est vrai dans le monde entier ; mais c’est également vrai à l’intérieur de l’Europe, de la Grande Europe et même à l’intérieur de l’Union européenne.

Ainsi, l’Etat souverain veut agir seul. Et certains Présidents d’Etats souverains adorent cette action solitaire. Or, le monde est ainsi fait que, aujourd’hui, il est composé d’Etats qui se veulent tous des Etats souverains. Leurs relations entre eux ne peuvent être que difficiles. Il y a inévitablement des rivalités, des compétitions, des rapports de force, des intérêts contradictoires. Chacun puisqu’il se prétend souverain veut avoir le dernier mot.
Dans ces conditions, le progrès de l’humanité est de chercher à élaborer des compromis acceptables entre ces Etats qui se prétendent souverains. Ces compromis prennent désormais souvent la forme de règles de droit. C’est le droit international. C’est un droit un peu spécial qui est fait de règles obligatoires et contrôlées (par exemple les règles de la Convention européenne des droits de l’Homme contrôlées et sanctionnées par la Cour de Strasbourg), mais aussi de principes recommandés mais moins contrôlés. Le droit international est un mélange de droit « mou » et de plus en plus de droit « dur ». L’Europe a beaucoup contribué à l’élaboration du droit international.

Mais, même en Europe, les dirigeants de nos Etats sont toujours tentés d’échapper au droit dur. Ainsi, il n’y a pas que les nouveaux Etats membres du Conseil de l’Europe qui protestent face aux décisions de la Cour de Strasbourg. Récemment le Premier Ministre britannique, au nom de la souveraineté du Royaume-Uni, contesta l’autorité de la Cour. Où va l’Angleterre et où va l’Europe ? Où allons-nous les uns et les autres si nous-mêmes nous contestons ce que nos parents ont eu le mérite de créer ?

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Aujourd’hui, notre monde infiniment complexe doit prendre conscience du fait que notre survie implique des règles communes et implique que nous les respections. Ce n’est pas un rêve ou une utopie ; c’est la condition de notre survie. Et, en définitive, c’est la véritable Realpolitik, celle qui ne se limite pas à des succès de court terme, mais qui prend en compte l’avenir de l’humanité et de nos peuples sur le long terme.

Alors, aujourd’hui, comment se situe l’Europe dans ce challenge mondial ? Quelle est sa place et quel est son rôle ? Là encore je parle de la Grande Europe, du Conseil de l’Europe.

Notre passé commun a été l’un des plus conflictuels et des plus violents dans l’histoire de l’humanité tout entière. Et le comble de l’horreur a sans doute été atteint au XXème siècle – donc il n’y a pas très longtemps – avec les camps d’extermination nazis et les déportations staliniennes au goulag. Les européens n’ont donc pas de leçons d’humanité à donner au reste du monde.

Mais après avoir atteint le comble de l’horreur, nous avons effectué un formidable retour sur nous-mêmes à partir de la fin de la Seconde guerre mondiale.

Ce retour sur nous-mêmes ne s’est pas fait en un jour et ne s’est pas fait facilement. Il y a eu des étapes, la première étant la rédaction et l’adoption de ce texte révolutionnaire que fut la Convention européenne des Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe en 1950.

Elle constitua le socle de la Démocratie et des Droits de l’Homme en Europe.

Elle réglementa les relations des Etats signataires avec leurs citoyens et même avec toute personne se trouvant sur leur territoire.

Elle influença les rapports entre ses Etats signataires en encourageant le dialogue, les compromis et le respect mutuel.

En bref, elle marqua un progrès fondamental du droit international pour chacun de ses Etats signataires et entre ses Etats signataires.

Depuis l’adoption de ce texte-symbole suivi par d’autres textes de même inspiration, les Etats européens n’ont certainement pas été parfaits. Loin de là. Mais l’Europe est, malgré tout, un exemple envié par de très nombreux peuples dans le reste du monde.

Aujourd’hui, comme je le disais au début de cette intervention, l’Europe, la Grande Europe, traverse une période de crise. Il ne s’agit pas seulement d’une crise économique ; mais c’est aussi une crise morale et finalement une crise très politique. Que voulons-nous faire de notre société ? Que voulons-nous léguer à nos enfants ? Les tentations du « chacun pour soi », de l’égoïsme, du rejet de l’autre, s’expriment partout.

Sans tomber dans l’angélisme et le rêve irréaliste, n’est-ce pas de la responsabilité de nos plus hauts dirigeants que de prendre des décisions qui respectent ces principes, ces valeurs que nous avons eu tant de mal à conquérir ?

Qu’est-ce qu’un grand dirigeant politique aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’un bon dirigeant ?

En posant ces questions me vient à l’esprit une photographie qui m’a profondément marquée : on est en 1970 à Varsovie. Willy Brandt Chancelier d’Allemagne est en visite officielle et va se recueillir devant le Mémorial construit en souvenir du massacre des juifs dans le ghetto de Varsovie. Et là, le Chancelier d’Allemagne qui, lui-même, avait toujours combattu Hitler et les nazis, lui qui n’avait rien à se reprocher, lui-même, spontanément car ce n’était pas prévu, s’est agenouillé devant le Mémorial. Il endossait ainsi les responsabilités de tout le peuple allemand. Et il s’inclinait devant ces victimes dont le droit à la vie et la liberté avaient été bafoués et saccagés par les nazis. Ce jour-là Willy Brandt exprimait et symbolisait la vraie grandeur démocratique et humaniste d’un dirigeant et de son peuple.

C’est un exemple, ce devrait être un exemple pour tous les européens et pour vous qui êtes de jeunes européens portant l’avenir de l’Europe.